Autour de la caverne s'étendait une forêt luxuriante, composée d'aulnes, de peupliers et de cyprès odorants.
Arrivée à 10h05.
Présence de bananeraies sur une
large partie de la superficie de l'île. Terrain escarpé avec de nombreux courts d'eau et cascades.
Observations: pas de trace humaine ou animale.
Observations: cadavres de Monophyllus plethodon sous les bananeraies. Traces de constructions humaines anciennes à l'ouest de l'île.
Hypothèse de départ: une contamination des bananiers au chlordécone expliquerait la désertion de l'île par ces habitants.
Les prélévements sur le sol et les bananiers ont été effectués. Afin de comprendre l'étendue de la contagion, l'enquête va s'étendre aux îles voisines.
Départ prévu le 19 mai 2028 à 6h.
...le sang noir coula à flots et, du fond de l’Erèbe, les âmes des morts affluèrent.
Nul ne peut l’enseigner – Non –
C’est le Sceau du désespoir –
Une affliction impériale
Que des Airs on nous envoie –
Elle vient, le Paysage écoute –
Les Ombres – retiennent leur souffle –
Elle s’en va, on dirait la Distance
Sur la Face de la Mort –
Under the water we can't breath, we can't breath
Under the water we die
Under the water there is no one watching
Under the water we are alone
L'obscurité s'installe sur les toits et les murs,
Mais la mer, la mer dans l’obscurité appelle ;
Les petites vagues, avec leurs mains douces et blanches,
Efface les empreintes dans le sable,
Et la marée monte, la marée descend.
Après plus d’une semaine en mer, les vivres du Nakate sont au plus bas. La capitaine m’a proposé un arrêt dans une île voisine pour un ravitaillement en eau potable. Bien que la mission doit se poursuivre ailleurs, il faut bien que cette équipage ne manque de rien.
Une marée noire a plongé une partie de l’île dans un spectacle de mort. Les membres de l’équipage aident de leur mieux les habitants à nettoyer la côte. Le ravitaillement s'est terminé aujourd’hui mais je ne peux me résoudre à laisser ces gens sans aide.
Pendant deux semaines, les cadavres d’oiseaux ont été sortis de l’eau noire. La plage de sable blanc a retrouvé une couleur grisâtre. Certains membres de l’équipage ont décidé de rester pour continuer à dépolluer la baie. Je ne peux plus attendre, il faut poursuivre.
Aussitôt elle leur donna un coup de baguette, et ils se retrouvèrent enfermés dans des étables à cochons ! Ils avaient des têtes, des grognements et des soies de cochon;(…) Ils étaient bouclés là, pleurant toutes leur larmes.
When the last tree has fallen
And the rivers are poisoned
You cannot eat money, oh no
A notre retour à Mururoa, l’eau du lagon n’avait pas changé de couleur. Les cocotiers,
roussis par endroits, nous saluèrent, mais certains, décapités et calcinés, ne purent nous
accueillir. Nous savions cette eau et cette terre pourries, contaminées.
- J-C Lamabatois
Aujourd’hui, les fonds de Mururoa agonisent. J’ai vu souffrir ce corail. Son originalité
est qu’il soit à la fois une nature animale, végétale et minérale. Il est appelé « Arbres des
eaux ».
C’est peut-être notre Arbre de Vie que l’on tue… si loin de chez nous !
- J.C Lamabatois
on meurt près d'une rivière
elle monte
nous emporte
ne monte pas
ne nous emporte pas
C’est officiel : ils m’ont coupé les vivres. Dès qu’il a reçu les résultats de mes analyses, mon chef de labo
s’est empressé d’arrêter les financements. « C’est suffisant » m’a-t-il dit. Suffisant ? Comment trois données
sur ce qui me semble être un immense scandale sanitaire - sûrement responsable de la mort de milliers d’animaux
et du déplacement de population entière – pourraient être suffisantes ? Je ne rentrerai pas. Pas tout de suite.
Pas tant que je ne saurais pas tout sur cette contamination au chlordécone.
Sans l’argent je n’ai presque plus
d’équipage. Seuls la capitaine et un autre marin ont accepté de me suivre. Le Nakate est bien vide mais la mission
continue.
Une drôle d’ambiance rôde sur cette île. Peut être est-ce les lagons qui semblent vides, les quelques palmiers qui paraissent décapités ou les coraux qui ont blanchi, je ne sais pas. Il y a quelque chose dans l’air. Le même parfum de mort qui suivait le cyclone ou la marée noire. Pourtant le soleil brille, plus haut et fort que jamais, sur cette bande de sable.
Un abri atomique. Voilà ce qui sentait la mort. L’intérieur était presque entièrement vide, à l’exception de quelques fournitures abandonnées. Au milieu de celles-ci, j’ai retrouvé un carnet, appartenant à un certain Jean-Claude Lamabatois. Il y fait le récit des essais nucléaires qui ont ébranlé l’île, des dégâts sur la nature mais aussi sur les humains, de l’insouciance de l’État français. Au fur et à mesure de ma lecture, je sens mes yeux et mes joues s’humidifier sous l’action des mots. Je ne peux plus ignorer cette boule dans mon ventre, cette colère, qui grandit depuis maintenant plusieurs mois.
Nouvelle île prometteuse pour l’enquête. Elle n’est pas très grande et semble seulement accueillir un village de pêcheur. Pendant que l’équipage du Nakate se ravitaille auprès de la population locale, j’irai explorer la partie nord à la recherche de bananeraie. Quelque chose me dit que cette île cache plus de surprise qu’il n’y paraît. Ou bien mes expériences passées ont finis par me rendre paranoïaque.
Mon instinct ne m’avait pas trompé. Au détour d’un vallon se cache une magnifique source qui se déverse dans un bassin aux eaux translucides. Si seulement la surprise avait pu s’arrêtait là. Au moment de remplir ma gourde, deux larges gaillards ont débarqué, matraque au point, et m’en ont empêché. Ils proclamaient que l’île – et donc la source – appartenait à un certain M. Purmt. Je suis parti sans demander mon reste.
Deux jours avec l’équipage à côtoyer les villageois m’ont permis d’en apprendre plus. L’île a bien été acheter par un milliardaire du nom de Purmt. Les villageois sont furieux : la source que j’ai vu est l’unique point d’eau douce de l’île et ils n’y ont plus accès librement. Ils doivent payer pour y avoir droit. J’étais abasourdie. Après les riches promoteurs qui bétonnent chaque centimètre carré, me voilà atterris dans l’antre d’un milliardaire qui refuse l’accès gratuit à la ressource la plus vitale aux humains. Je ne pensais pas la guerre de l’eau déjà commencé.
Car Scylla est un monstre invincible, un mal éternel.
Ces derniers mois ont probablement été les plus rudes de ma vie. D’échecs en échecs, de longues semaines sur l’océan à espérer que la prochaine île sera la bonne. De vies souillées, condamnées, perdues dans l’immensité salée. Hier, vers 21h, il y a eu la tempête de trop. Celle qu’on n’avait pas vu venir, celle qui nous a pris dans ses filets, celle qui nous a emporté loin de la civilisation, celle qui nous a fait atterrir sur cette bande sable. Il fallait bien que ça arrive un jour. A trois, avec un matériel qui se détériore, il fallait bien qu’on se fasse avoir par les humeurs de l’océan. La capitaine a eu le temps d’envoyer un message de détresse avant que le Nakate se crache sur les rochers. Elle m’a rassuré, elle m’a dit qu’on viendrait nous chercher.
Nos ressources en eau potable sont maigres, trop maigres. On a pu en récupérer une moitié après la tempête. Je ne
veux pas perdre espoir mais l’humanité ne me donne pas particulièrement la foi ces derniers temps. Qui répondra
à l’appel de détresse d’un navire d’expédition scientifique ?
Et dire que j’ai réussi à sauver ce foutu carnet des vagues. Si je repars un jour de ce bout de terre maudit,
abandonné de la nature même, je raconterais au monde ce que j’ai vu. Je lui dirais qu’au milieu de l’océan, les
pires dangers sont anthropiques et que le silence qui les succèdent, devient assourdissant.
Peut être que la tragédie d’un récit épique saura les persuader, puisque les faits ne convainquent plus.
Il semblerait que j’avais tort, fort heureusement. Un bateau de pêche, piloté par deux habitantes d’une île voisine, a répondu à l’appel de détresse. Elles nous ont expliqués que la tempête avait rendu la navigation trop périlleuse pendant plusieurs jours mais qu’elles avaient pris la mer dès que possible. Je suis épuisée. Je meurs de faim. Mais qu’est ce que je suis reconnaissante pour cette empathie que je pensais évaporé dans les abysses. Même au milieu de nulle part, entre les lagons et le sable blanc, il reste des humains.
Grande est la joie qu’éprouvent les naufragés à la vue de la terre ferme, alors que Poséidon a brisé sur les flots leur solide vaisseau, sous la violence du vent et des vagues.
Mais il les vit tous étendus dans le sang et la poussière, en tas, comme des poissons que des pêcheurs, au creux d’un rivage, ont tirés de la mer grise-d’écume, dans les multiples mailles de leur filets : ils gisent sur le sable, regrettant les vagues de la mer, tandis que l’ardeur du Soleil leur ôte leur dernier souffle.
It comes and goes in waves
It always does, always does
We watch as our young hearts fade
Into the flood, into the flood
J'attends la vague de la mer, de mes larmes
J'attends la vague, pour l'instant j'ai le vague à l'âme
L’enquête se poursuit sur une nouvelle île. Il semblerait avoir des bananeraies à l’est mais la présence de falaise a obligé un amarrage à l’ouest. Au vu de l’heure tardive, l’exploration commencera demain matin.
Une odeur de poisson pourri s’est répandu aux premières lueurs réveillant l'équipage.
Sur la plage, un banc d'Epinephelus radiatus s’est échoué.
Hypothèse : le chlordécone se répandrait jusque dans les eaux du lagon et empoisonnerait les animaux marins.
Il n’y a pas de trace de bananeraie à l’est, la végétation y est trop dense. Quant à la mort des poissons, elle semblerait avoir été provoqué par les rejets du dégazage d’un paquebot, comme en témoigne l’immense trace noire dans l’océan. Au bord de cette plage, je commence à me demander si cette mission ira quelque part.
Après deux arrêts à succès et quelques prélèvements plus tard, il est vraiment temps de faire analyser les échantillons. Mon directeur de laboratoire commence à me mettre la pression. Il dit que les financements se tarissent après trois mois sans résultats. Je pense surtout qu’il ne croit pas en l’importance de cette mission.
La capitaine a fait escale sur une île qui a tout de la station balnéaire. Du béton partout, des immeubles qui montent dans le ciel et des touristes qui bronzent sur les quelques centimètres de sable restant. Quand il pleut, l’eau ne s’infiltre même pas dans le sol et ruisselle directement dans l’océan. C’est cependant la seule île du coin qui possède les équipements nécessaires à mes analyses.
Hypothèse initiale confirmée.
Les prélèvements sont clairs : chaque île à bananeraie présente un taux
anormal de chlordécone dans le sol. Bien au delà de ce qui est préconisé. Je ferais envoyer les résultats
dès demain avant de repartir. Il me reste un coin de mer que j’aimerais explorer pour comprendre l’ampleur
des dégâts. Il me tarde.
Puis, quand Charybde avale de nouveau l’onde amère, elle se trouble jusqu’au fond, les roches tout autour mugissent, et le sable noir apparaît tout en bas.
A ces mots, le dieu prit son trident, rassembla les nuées et déchaîna la mer. Il souleva tous les vents, provoquant ainsi une violente tempête : la terre et la mer étaient ensevelies sous les nuages, et la nuit s’abattit du haut du ciel.
Depuis la rive on ne voit plus le pont
que la rivière d'ordinaire si calme a submergé;
le ciel, au dessus des arbres que le mouvement
des vagues secoue, est d'un blanc
malade.
Ta présence
a englouti dans ma vie toutes
choses que je pensais nécessaires.
Brace for a storm
The likes of which we've never seen before
Brace for a storm
With home so close, we must keep pushing forward
Le Nakate a été pris en bordure d’un cyclone cette nuit causant des dommages sur la coque. Les prélèvements sont cependant intacts. Ces circonstances ont obligé un arrêt sur une île qui ne présente pas de bananeraies, l’enquête se poursuivra donc après réparation complète du bateau.
Les réparations prennent du retard. Les habitants de l’île font de leur mieux pour évacuer la boue et reconstruire leurs maisons endommagées. Les ressources leur sont plus vitales qu’au navire de cette mission.
La solidarité des habitants portent ces fruits. L’île semble reprendre vie après la catastrophe bien que les traces en soient encore bien présentes. L'équipage du Nakate reprendra sa mission dans les prochains jours.
Je ne sais par où commencer, par où finir le récit de mes aventures, car les dieux du ciel ne m’ont épargné aucune souffrance. Mais je vous dirai d’abord mon nom, ainsi vous le saurez tous et, si jamais j’échappe au jour fatal, je resterai votre hôte, bien qu’habitant loin de vous.
Quand on respirait le produit sur la parcelle, on avait la tête qui tournait, la nausée. J’ai eu beaucoup de problèmes d’estomac, et de dos. Mais à l’époque on ne pouvait pas savoir que le chlordécone nous empoisonnait. Le médecin ne me donnait que des médicaments pour calmer la douleur.
Notre peuple a été sacrifié par les grands planteurs, sous l’égide de l’État français, tout ça pour exporter des bananes, les responsables doivent payer.
Cette île est relativement grande mais aussi bien peuplée. J’ai aussi remarqué très rapidement les nombreuses
bananeraies qui courent du nord au sud. Au vu de la faune et de la présence humaine, je pencherais pour dire
que celles-ci n’ont pas été touchées par la contamination au chlordécone. J’interrogerai des habitants dans
les jours à venir pour en apprendre plus et confirmer cette intuition. Dans tout les cas, je commence à me
dire que cette île est une pièce importante dans le puzzle de mon enquête. J’espère ne pas me tromper car il
s’agit aussi de la dernière.
Près de six mois après mon départ, il est temps de rentrer. J’ai fait mes adieux à la capitaine qui a pris
un bateau pour son île natale. Je me suis excusée, me sentant coupable de la destruction du Nakate. Comme à
son habitude, elle m’a rassurée. Elle m’a expliqué que son assurance couvrait ce genre d’incident et qu’elle
aurait tôt fait de trouver, je la cite, « un bon vieux rafiot pour repartir perdre des scientifiques en mer ».
C’est qu’elle a un sacré sens de l’humour.
J’ai rencontré les travailleur.euses des bananeraies. Oh, que j’avais raison. Oh, que j’étais loin, si loin,
du compte. Je me suis présentée puis je les ai écouté, pendant plusieurs heures, sans jamais les interrompre.
Ce sont des expatriés. Ils ont été obligés de quitter leur île natale à cause du chlordécone. Intoxiqué le sol,
intoxiqués les enfants, les adultes, les anciens, intoxiqués l’eau potable, l’eau des animaux, l’eau des
rivières. Ce sur plusieurs générations. Des tonnes de chlordécone partout. Sur chaque millimètre de terre,
de peau, d’eau, d’air. Partout.
Ils ne savaient pas. Ils ne pouvaient pas savoir. On le leur avait donné ce produit comme une solution miracle.
Ça va tuer les insectes qui attaquent les bananes. Vous allez voir votre rendement tripler. Vous allez produire
encore plus, exporter encore plus, vendre encore plus. On leur a fait bouffer des couleuvres jusqu’à ce qu’ils y
croient.
Le pire c’est quand il a fallut que quelqu’un paye pour les conséquences. Que quelqu’un assume pour les cancers,
les enfants nés difformes, les maladies respiratoires, cutanées, vasculaires. Et les morts. Là,
il n’y avait plus personne.
Plus que le silence. Celui des grands planteurs, des distributeurs de chlordécone, des exportateurs de bananes. De l’État français.
Ces dernières semaines, je les ai passé à écrire, à compiler les données, les témoignages et à écrire encore.
Il est presque prêt. L’article qui déclenchera, je l’espère de tout mon cœur, le feu aux poudres du scandale.
J’ai contacté une amie journaliste en qui j’ai confiance. Elle fera un article accessible au grand public pour
doubler le mien, qui sera publié dans une revue scientifique.
Je la sens encore en moi, cette boule de nerfs, de colère, de rage. Là, bien logé dans mon ventre, ma
gorge, ma tête. Mais je sens aussi que j’ai su la contrôler, non pas pour l’apaiser, mais pour en faire un
moteur puissant.
Ma colère est devenue la voix des oublié.e.s des bananeraies. Des oublié.e.s de l’océan. Si loin de nous
et pourtant si touchés par nos actions. Si touchés par les conséquences de nos modes de consommation. Sûrement
plus touchés que nous ne le serons jamais.
Je m’appelle Céline Masson-Hilmi. Je suis doctoresse en biologie, spécialisée en biologie des populations
et écologie. Mon programme de recherche m’a amené aux confins du monde. Mais tout ça importe peu. Ce qui compte
c’est la voix des victimes de cyclones, de marées noires, d’essais nucléaires, du chlordécone et autres produits
dangereux. Ce qui compte c’est leurs voix qui s’élèvent au dessus du silence écrasant des
multinationales qui regardent leurs interêts, des riches qui possèdent tous, des gouvernements qui détournent les yeux.
Ce qui compte ce n’est pas les mensonges derrière lesquels ils se cachent.
Ce qui compte c’est la vérité.